Luc Andrié

Luc Andrié : « C’est moi, moi qui joue un rôle, moi acteur. En décidant de me peindre, je recherche une autonomie radicale de mon sujet : c’est moi, mais c’est le plus de moi possible, le plus de contradictions et de paradoxes possible, un moi anonyme, comment Luc dieu créa Luc And & rié – ah ces fils de pasteur… J’utilise mon corps comme médium, comme dans la performance, un corps qui s’expose à ses sentiments et au réel du monde, à notre réel. C’est un corps que je connais, avec lequel je vis l’ensemble des transactions de ma vie. C’est encore l’artiste moi et son je, avec cet amas de visions, de pensées, de sentiments qui explosent en lui. Je dis que je peins un nous.

La peinture fait voir un homme contemporain anonyme dans un monde poreux et PEUREUX qui se présente devant d’autres anonymes en les interrogeant sans que l’on sache au juste quelle question est posée par ces tableaux. » *

On pourrait répondre au fils d’Andrié qu’en effet, ce n’est pas une question qui est posée, mais bien une pluralité de questions que nous sommes invités à deviner.

En ce sens, on peut faire remarquer que ce n’est pas seulement un homme contemporain anonyme qui est donné à voir, c’est un homme déjà d’un certain âge, en tous les cas pas jeune, viril, et blanc, d’un blanc sale. Il ne s’agit pas de suivre les discours contemporains en insistant sur la couleur de la peau, mais de prendre au sérieux ce corps dont l’artiste parle, «  un corps qui s’expose à ses sentiments et au réel du monde, à notre réel… Un corps que je connais, avec lequel je vis l’ensemble des transactions de ma vie. » C’est donc aussi ce corps d’enfant, puis d’adolescent dont il parle et qu’il peint, ce corps qui a reçu un régime colonialiste et fasciste en plein dans l’estomac au Mozambique du temps de l’apartheid.

On pourrait s’aventurer à partir de cette observation à penser que les hommes blancs en slip, grimaçants ou mimant l’arrogance des potentats, portent quelque chose de ces hommes pathologiquement obsédés par le pouvoir que l’artiste a pu rencontrer, hier dans un supermarché à l’occidentale de la capitale Maputo ou devant le tribunal et puis dans la prison à Nyon, au bord du lac Léman, pour objection de conscience, demain dans un musée ou dans un restaurant de luxe.

Luc Andrié peint son corps de la façon la plus fluide. Une peinture sans corps. Plutôt des couches de brouillard, tel qu’on peut l’observer par exemple au pied du Jura nord. Ces corps et têtes d’homme s’évaporent, se diluent, se font absorber par le fond monochrome.

Les fonds monochromes, peints ces derniers temps parfois aussi avec des couleurs répulsives, voire scatologiques, peuvent jouer, dans un certain contexte, de leur inscription dans la peinture la plus radicale de l’Occident moderne, celle qui déclarait sa propre fin. En effet, les figures sur les toiles de Luc Andrié se détachent si peu du fond que, de loin, on peut percevoir juste une toile monochrome.

Cela était très évident dans son exposition à Circuit à Lausanne en 2013, grâce à son accrochage. Connaissant le goût de la maison pour l’abstraction géométrique, on pouvait, surtout avec une lumière fade et les très grands écarts entre les groupes de 6 et 7 toiles, voir dans cette exposition une variation sur Alan Charlton, par exemple, ou Frédéric Matys Thursz, ou Traugott Spiess, voire Jef Verheyen, qui serait le plus proche dans l’application presque transparente des multiples couches de couleur.

Ces fonds monochromes, jamais séduisants, pas guimauve comme dans des séries antérieures, sont en quelque sorte le lieu d’où est partie la peinture de Luc Andrié. Jeune, il s’était frotté à une peinture post-painterly, l’héroïque, celle que les Américains avaient célébrée dans l’après-guerre en réinstaurant par là même la primauté de la peinture sur tous les autres arts. Cette peinture qui se suffisait à elle-même. Et qui s’est vue au final démontée par les artistes mêmes dans les éléments la constituant. Jeff Wall observait que la peinture radicale des années 70, la monochromie analytique, avait évacué la figure humaine, qui apparaissait encore une dernière fois chez Barnett Newman comme un « zip ». Par conséquent, il a ramené la figure humaine avec la photographie. Luc Andrié la fait flotter sur et en dessous du monochrome avec les moyens de la peinture.

De façon conceptuelle on pourrait dire, dans ce cas, que le monochrome a agi comme une matrice sur laquelle la figure s’inscrit. Mais est-ce vraiment une inscription ? Ou, au contraire, la figure surgit-elle de ces « sauces » indigestes, ces couleurs pas aimables (pour employer un terme cher à Christian Bernard pour parler de ce travail qu’il a exposé à plusieurs reprises) ? Est-ce qu’avec Luc Andrié la figure s’évanouit ou est-ce qu’elle perce vers la lumière ? Au fur et à mesure que l’artiste s’accroche à cet homme sans qualité qui veut péter plus haut que son cul, il complexifie son propos. Les toiles sont de moins en moins univoques.

Et nous, les spectateurs, nous chancelons. Nous déplaçons nos corps suivant la lumière qui tombe sur la toile. Nous bougeons nos corps pour saisir cette figure, ce portrait qui nous échappe. En faisant un pas de côté, nous essayons de nous faire une image (du corps, du visage), sans jamais vraiment pouvoir saisir l’ensemble. C’est une partie de notre mémoire immédiate qui fournit la part manquante dans la construction de cet entier.

L’engagement de Luc Andrié est du même ordre que celui d’un Samuel Beckett qui répond à la question « Pourquoi écrivez-vous ? » : « Bon qu’à ça ». Bon qu’à ça et à son propre corps défendant. Qui veut entendre une connotation chrétienne dans « corps défendant » se rappelle que toute résistance est au corps défendant du sujet. Dans le cas de Luc Andrié, l’argument est facile puisqu’il est fils de pasteur. Mais, soulignons-le, d’un pasteur engagé dans la résistance anti-apartheid.

Ce que l’artiste met en pratique en se peignant constamment soi-même comme un autre est sûrement une des réponses les plus puissantes dans le champ des arts plastiques et socio-politiques à la question de l’identité. Nous n’avons pas une seule identité, nous sommes habités par plusieurs et nous en construisons constamment de nouvelles. Nous.

Joerg Bader

* Extrait d’une interview pas publiée avec Kathleen Bühler.